réparer les vivants

UN. Quand elle sort de chez elle, la vue imprenable sur Fitz Roy est à couper le souffle. La montagne s’élève au pied d’El Chaltén, cette ville de Patagonie, située à la frontière entre l’Argentine et le Chili, qui a vu naître Sofia. Ses parents, alpinistes, rencontrèrent cette ville comme on rencontre un coup de foudre, lorsqu’ils gravirent le sommet du Fitz Roy. C’est dans cette ville que leur amour fut si fort qu’il inonda les andes des cris d’un enfant. C'est dans cette ville que Sofia poussa son premier souffle au rythme du dernier de sa mère. DEUX. Elle aurait aimé la connaître sa mère. Quand son père lui en parle, elle voit bien ses yeux qui brillent des larmes qu’il n’ose pas verser devant sa fille. Il a honte de la rancoeur qu’il a ressenti quand elle était enfant, de ne pas avoir pu la tenir pendant les premières heures de sa naissance. Ça le ronge quand il voit ses yeux noirs aujourd’hui, les mêmes que la femme de sa vie. TROIS. Cassas. Ce qui la rassure un peu dans ce départ, c’est que la ville natale de son père a la consonance de l’Argentine. Des chutes d’eau aux glaciers, des montagnes de la cordillère des Andes au soleil qui brûle, son coeur se meurt d’abandonner ce pays. QUATRE. Elle lève les yeux vers le miroir. Applique sa crème à l’aide d’un pinceau, comme on peindrait un tableau. Parce qu’avec ses doigts, même délicats, ça fait trop mal. C’est douloureux jusqu’à l’intérieur. Sous ses yeux noirs, sa peau pareille à une aquarelle. Les nuances bleutées de l’hématome sont difficiles à camoufler. Elle revoit son poing qui tombe, ses mots qui la blessent, ceux d’un homme qu’elle admirait. La première fois, elle a songé qu’il était probablement trop imbibé. La seconde fois, elle s’est dit qu’il n’y aurait pas de prochaine fois. Maintenant, elle a un sac plein de ses souvenirs dans le couloir, décidée à partir et à abandonner même l’idée d’un jour s’abandonner de nouveau de la sorte. CINQ. La musique tape fort jusque dans son crâne. Elle a été jusqu’en Hollande pour ce festival, des couleurs par milliers dans le ciel jusque sur la terre, des notes de musiques qui virevoltent autour, impalpables et si présentes. Elle aime cet univers, la danse impulsive, les yeux fermés pour s’imprégner. SIX. Entourée de son monde un peu étrange, ces personnes qui l’accompagnent dans des voyages hors de son univers, un garçon lui sert le garrot autour du bras. Elle tapote vigoureusement sur la veine au creux de son coude, sert le poing jusqu’à la voir se bomber. L’aiguille perce son épiderme sans douleur, ses doigts poussent la kétamine dans son sang. Soulagement. SEPT. Elle est douce avec Sofia. Elle est belle. Avec elle c’est différent. C’est la passion sans l’amour, le plaisir sans les barrières. C’est leurs deux corps qui se cherchent, leurs esprits qui se mêlent. C’est la liberté de partir sans mot dire, et de revenir. HUIT. Les mains dans les entrailles du véhicule du garde forestier, elle reste bloquée. Elle aimerait y plonger la tête, se noyer d’huile de moteur tant elle se trouve gênée par les trois mots venant de sortir. « Comment va ta femme ? » « On a divorcé. » Le couperet est tombé, et si elle n’est pas si étonnée par la nouvelle, parce qu’elle savait qu’ils ne s’entendaient plus, elle ne sait plus quoi dire. Ça la submerge cette nouvelle, de désarroi pour lui, d’incompréhension pour elle-même, parce qu’elle sait pas si c’est très correct d’avoir envie de sourire. NEUF. Le violoncelle entre les jambes, le regard flou de ce qui coule encore dans ses veines, elle dompte l’archet avec douceur, improvise quelques notes pendant que son esprit vagabonde. Le violoncelle de sa mère, usé par un talent certain, voyageur du temps. DIX. Sofia raccroche, les yeux ronds comme des soucoupes, la bouche à demie ouverte, comme si la surprise de l’instant pourrait sortir plus facilement de son corps. Jane s’est suicidée. L’étonnement est grand mais pas la tristesse, parce que Jane, elle ne l’aimait pas vraiment. Elle ne l’aimait même pas du tout. Elles avaient partagé la même classe depuis l’arrivée de Sofia à Cassas, elles avaient le même âge. Elles se détestaient.